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Paul Heintz: NAFURA

Exposition personnelle
gb agency, Paris
2 Septembre - 7 Octobre 2023


Pour sa deuxième exposition personnelle à gb agency, Paul Heintz présente son film le plus récent, NAFURA (2023). Fasciné par l’immense fontaine de Jeddah en Arabie Saoudite, qui serait la plus haute du monde, il a voulu questionner la relation entre le contrôle de l’eau et l’autorité politique. Dans ce projet, il flirte avec une nouvelle forme de narration, explorant pour la première fois une véritable structure fictionnelle. Cependant, les trois filles qui dirigent le film ont ajouté leurs propres positions politiques et poétiques aux siennes, inscrivant ce film dans la continuité de son œuvre.

The objects in the mirror are closer than they appear
by Carin Klonowski

Nafura – ou fontaine en arabe –, titre le dernier film de Paul Heintz, présenté dans son exposition éponyme à la galerie gb agency. Une fiction déambulatoire et nocturne de trois jeunes femmes dans la ville de Djeddah, dominée par le plus grand geyser artificiel du monde, le « jet d’eau du roi Fadh ». Dans cette fable-roadmovie, elles iront chercher la source de l’eau, renversant l’image spectaculaire et fascinante de son jaillissement en une démonstration de pouvoir et de contrôle.

Coup d’œil dans le rétroviseur, le réel est bien plus proche qu’il n’y paraît.

Son surgissement se situe dans un mouvement incident, une trajectoire de la fontaine vers la jeunesse qui vit autour, avec ; dans l’enchevêtrement et de la réversibilité de la réalité et de la fiction. Comment parler de ce dont on ne peut ouvertement parler, parce que c’est trop risqué, et parce qu’on en est – ici – trop loin ?

Pleins phares.

Sur les trois protagonistes du film, jeunes femmes saoudiennes en quête de distraction et de liberté pour contrer l’ennui d’une chaude soirée d’hiver. On les suit dans leur errance, on les entend parler d’amour, chanter, plaisanter. Elles jouent, mais leur jeu devient sérieux. A mesure que leur voiture avale du bitume, elles disent ce qu’elles ne peuvent dire, mots et pratiques proscrits par le pouvoir en place – oppressif, capitaliste, patriarcal, religieux –, en le remplaçant par le mot – combien symbolique – de nafura.

Elles fument, jouent avec le feu et leur image brûle. Elles sont surexposées au sens propre comme figuré, et leurs visages irradient de lumière, rendant par là-même leur identification impossible. Entre la fin de la production du film et sa diffusion, le danger d’apparaître à l’image est en effet devenu trop grand. Leurs visages, leurs voix se devaient d’être dissimulés pour garantir leur sécurité, dans une partie du monde où l’écart à la loi se punit violemment, peu importe qu’il soit du jeu d’actrice ou non. Le temps de liberté que le film leur a accordé a été rattrapé par l’épouvantable concrétude de la censure et de la surveillance. Comme elles énoncent l’interdit derrière l’apparente splendeur de la fontaine, leur incandescence les protège dans un excès de visible.

La tension réelle et contextuelle de l’image se joue alors en son cœur-même. Une disparition, qu’il faut retourner dialectiquement pour qu’elle ne reste pas mortifère : se cacher en pleine vue. L’image de visages, semblable à trois lueurs, volatiles et dissidentes, devient alors aussi difficile à fixer qu’un reflet dans une eau en mouvement, et porteuse d’une possible émancipation. L’effet visuel leur offre l’occasion, fugace et ténue, de remettre en question un système autoritaire, d’accéder à sa machinerie – hydraulique.

Une machinerie qu’on ne verra jamais vraiment. Les plans fort séduisants du jaillissement de l’eau laissent rapidement place à ses arcanes, dans des séquences mélangeant animation 3D et photogrammétrie qui rythment le film et simulent ce que pourraient être les canalisations de la fontaine. Déchets et particules flottent au milieu de conduits qui se muent progressivement en ruines de bâtiments aux murs marqués de graffitis :

Evacuation – Evacuation – Evacuation.

« Évacuation est un mot qui me fait pleurer »

Le réel déborde, avec force, par l’artifice de l’image de synthèse, racontant tout un système qu’on ne peut ni filmer ni dire, ou même capter à la simple vue du jet d’eau. Celui d’une ressource des plus précieuses qu’on envoie dans le ciel à 375km/h, de la destruction de quartiers entiers pour faire place à des centres commerciaux, à celui de la submersion de la ville faute de système de drainage performant et d’absence de régulation des constructions, ou encore à celui du lac Al Musk, rempli d’eaux usées ayant maintes fois menacé de se déverser sur Djeddah.

Un débordement où la charge politique excède l’image, où la projection-même du film excède son cadre. Face à elle, dans une ligne de miroirs dans laquelle il vient se refléter. Matière première servant à la confection de rétroviseurs, ces surfaces miroitantes rétroéclairées sont gravées de graffitis en langue arabe, et scandent l’espace de l’exposition à la manière des enseignes néon et casinos bordant l’autoroute. L’apparence poétique de la composition des textes et leur rayonnement dans l’obscurité ont pourtant une sombre tonalité : surveillance, expulsion, perte de repères et de mémoire, incontestables décisions ; des témoignages auxquels l’artiste à été confronté lors de son tournage. Les miroirs prennent l’allure de stèles, le retrait du tain laisse un vide, lourd de sens.

Dans l’angle mort et sous la surface de l’image – superficielle et éclatante – de la fontaine, une violence et une réalité crasse, cachées dans le cloaque de sa tuyauterie. Au bout, une caverne sombre au sol baigné d’une eau opaque. Une porte s’ouvre, avec elle la possibilité d’un sabotage, planant comme involontaire. La fontaine se tarit, en silence.

Le dit et le visible sont, dans cette exposition, constamment sous pression. Un état de vigilance et de contrôle, auquel Paul Heintz répond par un jeu de réflexions, d’éblouissement, de changements de focales et de registres visuels. A l’effacement contraint de l’image résiste son déploiement dans une profondeur spatiale et temporelle, entre le déroulement horizontal du roadtrip de la narration fictionnelle et les saillies presque documentaires qui y surviennent. Et dans cette ordonnance perpendiculaire, le parcours, sinueux et vivant, des trois personnages. Autant d’éléments narratifs et visuels où l’on décèle des forces oppressives à l’œuvre, retournées par la puissance poétique, fragile mais vivace, de la jeunesse et ses affects, de la lumière et de l’eau.

Plan dans un rétroviseur.Au lieu de l’avertissement y figurant usuellement, on lit : « A chaque fois que j’ai cru trouver de l’eau, elle me conduisit vers un nouveau mirage ». Cette inscription, extraite du poème Passer la nuit dans des tranchées de sel de Zaki Al Sadeer, s’avère encore plus parlante sur l’indétermination et le pouvoir de l’image. L’ambivalence de ce qu’elle révèle autant qu’elle dissimule, la possibilité et la nécessité de renverser ses mécanismes, ses illusions, pour y déceler un espace d’expression et de désir.